Interview de June Anderson

Anh Tuan Nguyen : Mozart a été important au début de votre carrière. Vous avez chanté la Reine de la Nuit pour vos débuts au New York City Opera et dans le film Amadeus de Milos Forman. On aurait pu s'attendre, avec l'évolution de votre voix, que vous abordiez les rôles de jeunesse (Aspasia, Giunia) ou les grands rôles coloratures de la maturité (Donna Anna, Konstanze). Est-ce un choix de votre part de vous diriger plutôt vers les partitions du XIXe puis XXe siècle ?
June Anderson : Mozart n’a pas du tout été important pour moi, ça n’a jamais été ce que je voulais chanter. Je l’ai fait en début de carrière quand c’était les autres qui choisissaient pour moi. J’aurais bien aimé chanter la Comtesse… mais j’ai fait la Reine de la Nuit, Blondchen, j’ai aussi chanté dans Il Re pastore.
Anh Tuan Nguyen : On ne vous a jamais proposé Donna Anna ?
June Anderson : Jamais. On m’a proposé Konstanze mais ce rôle aussi était trop haut pour moi. Bien sûr, je n’avais pas de difficulté à monter jusqu’au contre-mi bémol et Konstanze ne va pas au-delà du ré mais ce ne sont pas les notes extrêmes d’un rôle qui font qu’on peut le chanter ou pas, c’est surtout la zone la plus sollicitée durant tout l’opéra. Donna Anna et Konstanze sont beaucoup dans le fa-sol-la, c’est trop aigu. C’est pour ça que je préfère le bel canto, avec des tessitures centrales. Il y a certes des envolées vers le suraigu mais on n’y reste pas.
Anh Tuan Nguyen : Une grande partie du public français vous a découverte lors d'une représentation télévisée de l'Opéra Garnier. Il s'agissait de Robert le Diable de Meyerbeer, dans une distribution éblouissante : Samuel Ramey, Rockwell Blake, Michèle Lagrange et vous dans un rôle magnifique. Quel souvenir gardez-vous de ces représentations ?
June Anderson : C’était un moment incroyable ! Je ne m’attendais pas du tout à ce qui s’est passé, à cet accueil.
Je m'étais aussi beaucoup amusée à l’atelier de couture car la mode m’a toujours passionnée. Les costumes étaient fabriqués sur moi.
La compagnie était fantastique : Alain Vanzo, Samuel Ramey… On ne pouvait pas demander mieux.
Anh Tuan Nguyen : Vous parlez parfaitement français, vous avez beaucoup chanté en France mais finalement, le répertoire français a tenu une place beaucoup moins importante que le répertoire italien dans votre carrière. A la suite de l'énorme succès de ce Robert le Diable, n'a-t-il jamais été question de monter les Huguenots avec la même distribution, ou au moins de vous proposer un autre rôle de Meyerbeer comme Dinorah ou Berthe ?
June Anderson : On ne m’a jamais proposé un autre Meyerbeer en intégralité. Là encore, je dois dire que dans un ouvrage comme Les Huguenots, la tessiture des personnages féminins n’est pas idéale pour moi : Marguerite de Valois, que faisait très bien Joan Sutherland, est trop aigu, et Valentine est trop grave.
Anh Tuan Nguyen :J'ai demandé sur Twitter si certaines personnes désiraient vous poser des questions. Carol du Connecticut voudrait savoir si vous aviez des secrets de longévité vocale et quel regard vous portez sur les chanteurs de la nouvelle génération.
June Anderson : J’ai toujours beaucoup travaillé la technique, je continue encore aujourd’hui. Cela m’a toujours passionnée, j’ai toujours voulu parvenir à chanter ce que je ne pouvais pas chanter ! C’est quand on est jeune et quand on est vieux qu’on doit travailler le plus.
Lorsque j’ai eu des problèmes de santé il y a une quinzaine d’années, je me suis intéressée à l’enseignement, alors que j’avais toujours cru que ce n’était pas pour moi. Maintenant je consacre entre un quart et un tiers de mon temps aux stages et aux masterclasses. Je ne pensais pas que ça arriverait mais… les choses changent.
Anh Tuan Nguyen : Vous savez faire preuve d'un humour ravageur en récital. Je me souviens d'un concert à la Bibliothèque François Mitterrand où vous jouiez avec le parquet qui grinçait ou de votre tour de chant à la Cité de la Musique où vous faisiez mine de ne pas vouloir vous désaltérer devant le public. Etant une femme très drôle, ne regrettez-vous pas de ne pas avoir abordé davantage de rôles comiques ?
June Anderson : C’est vrai qu’on ne m’a presque rien proposé dans ce domaine-là. J’aurais volontiers abordé le Turc en Italie de Rossini par exemple… Il y a eu la Fille du régiment, qui n’est pas mon opéra préféré mais au moins je ne meurs pas à la fin. C’est pour ça que ma mère adorait me voir dans cette œuvre-là !
Anh Tuan Nguyen : Il y a eu aussi le rôle de Cunégonde dans Candide que vous avez travaillé avec Leonard Bernstein lui-même.
June Anderson : Cela a été parmi les souvenirs les plus forts de toute ma vie. Je dis bien de « toute ma vie » et pas seulement de « toute ma carrière ». Travailler avec Bernstein, c’est comme réaliser un rêve impossible. Comme homme, comme prof, comme chef, comme compositeur, je l’aimais beaucoup. Je n’ai travaillé avec lui que durant la dernière année de sa vie mais nous nous sommes beaucoup vus pendant cette année-là. Il y avait eu comme une sorte de petit coup de foudre entre nous deux !
Anh Tuan Nguyen : Les concerts de Candide n’ont pourtant pas été faciles : dans le DVD, Bernstein explique à la fin au public que vous aviez tous dû faire face à une épidémie de grippe.
June Anderson : Oui, ça a été très difficile. Le jour du concert, j’ai appelé pour annuler ma participation. Quinze minutes plus tard, il m’appelle pour prendre de mes nouvelles sans savoir que j’avais déjà annulé. Quand je lui ai dit, il a tout fait pour me faire changer d’avis : « tu ne peux pas me faire ça… ». Finalement, j’ai annulé mon annulation ! J’ai été très touchée à la fin du concert qu’il fasse mention de mon état de santé.
Anh Tuan Nguyen : Etiez-vous la seule à être tombée malade ou les autres membres de la distribution aussi ?
June Anderson : A un moment ou un autre, tout le monde a été touché ! Jerry Hadley et moi avons annulé le concert suivant. A l’enregistrement en studio qui a suivi, j’ai dû chanter les duos avec Candide sans Jerry Hadley, et je crois que Christa [Ludwig] n’était pas là non plus.
Anh Tuan Nguyen : Vous vous intéressez beaucoup aux chanteuses du passé, aux écoles de chant de l'époque des compositeurs romantiques. Est-ce que comme Cecilia Bartoli, vous collectionnez de vieilles partitions et des objets ayant appartenu à de grandes cantatrices ?
June Anderson : J’ai quelques vieilles partitions mais qui n’ont pas appartenu à des chanteuses. Je possède aussi des gravures de cantatrices du XIXème siècle comme la Malibran ou la Pasta qui étaient une source d’inspiration mais je les ai retirées de mes murs, elles sont désormais dans des tiroirs, des placards. Parmi tout ça, je garde une affection particulière pour un portrait de la Malibran en Desdémone dans un magnifique cadre en argent et une photo dédicacée de Maria [Callas].
Anh Tuan Nguyen : Dame Joan Sutherland aurait dit en vous rencontrant que le secret des suraigus devait se trouver dans les mâchoires ("in the jaws"), en référence à certaines similitudes physiques entre vous deux. Est-ce que l'anecdote est vraie ?
June Anderson : Je ne sais pas… Je ne l’ai vue qu’une fois, lorsque Richard Bonynge m’a présentée à elle. Ils étaient à Covent Garden et moi j’étais en train de préparer la Fille du régiment. J’ai donc voulu travailler avec Richard Bonynge et il a absolument voulu me présenter à son épouse. Il m’a présentée comme ça « Chérie ! Je veux te présenter June Anderson. Elle chante tous tes rôles ! » Ce n’était vraiment pas la manière que j’aurais préférée pour être présentée à Joan Sutherland !
C’était une personne très simple, très souriante. Je me souviens d’une interview où elle disait être une personne parfaitement normale dotée d’une voix extraordinaire. Je crois qu’il faut tout de même être un peu extraordinaire pour maîtriser sa voix comme elle le faisait !
Anh Tuan Nguyen : Lucia di Lammermoor de Donizetti est un rôle que vous avez chanté à plusieurs reprises à Paris, dans la production controversée d'Andrei Serban. Il paraît que vous vous attendiez à une production "traditionnelle" et que ce spectacle physiquement périlleux a été éprouvant pour vous (comme pour d'autres qui ont refusé de se mouvoir à des hauteurs vertigineuses sans filet de sécurité). On a entendu beaucoup de choses sur ces soirées qui font désormais partie de l'Histoire de l'Opéra Bastille. Quels souvenirs gardez-vous de ce spectacle à sa création ?
June Anderson : Quand j’ai accepté de chanter Lucia à l’Opéra Bastille, ce devait être une reprise du spectacle déjà vu à Chicago et à Los Angeles, moderne mais avec l’esprit du romantisme. Quand j’ai vu qu’en réalité, c’était un nouveau spectacle laid et sadique (oui, Lucia est une victime mais pas à ce point-là !), j’ai voulu tout annuler. Le problème, c’est que c’était déjà complet et que si j’annulais, ça aurait été le scandale. J’ai donc accepté en faisant de mon mieux.
Anh Tuan Nguyen : Après les nombreuses critiques élogieuses de Sergio Segalini dans Opéra International concernant votre science du chant belcantiste, on pouvait s'attendre à ce qu'il vous propose du Bellini ou du Rossini lorsqu'il a pris la direction de la Fenice de Venise. C'est finalement un rôle en allemand (Daphné de Richard Strauss, parue en DVD) que vous avez chanté. Est-ce que vous avez été tentée à ce moment de tourner la page du bel canto romantique, du chant orné ?
June Anderson : A ce moment-là, j’avais déjà abordé Norma. Après cela, que chanter d’autre dans ce répertoire ? A côté d’elle, les autres rôles me semblent être faits de carton. Norma, c’est une vraie femme, je la connais ! Elle est réelle, elle est de chair et de sang.
Anh Tuan Nguyen : Daphné est une partition magnifique, peu donnée par rapport à d'autres oeuvres de Strauss. La scène finale (où l'héroïne renonce à une existence humaine pour se métamorphoser en laurier) mériterait d'être donnée de temps en temps en concert, comme celles de Salomé ou Chevalier à la Rose qui font partie du répertoire des grands orchestres symphoniques. Ne pensez-vous pas que Daphné trouve aujourd'hui un écho particulier, où l'histoire de cette nymphe qui se transforme en arbre pour échapper à la violence des hommes pose des questions sur l'écologie et la place de la femme dans la société ?
June Anderson : Oui, il y a beaucoup de niveaux de lecture dans cette œuvre. Il paraît que c’était l’opéra préféré de Strauss. Quand on lui demandait de jouer quelque chose au piano, il donnait la scène finale de Daphné.
Le spectacle de la Fenice a été une de mes mises en scène préférées. Je n’aime pas tellement le premier air mais les 45 dernières minutes de l’œuvre sont magnifiques.
Anh Tuan Nguyen : Vous vous investissez désormais beaucoup dans l'humanitaire, par ces récitals que vous donnez pour ColineOpéra. Nous vous verrons deux fois cette saison, à Paris le 16 novembre 2011 et à Metz le 26 janvier 2012. Votre concert de mars 2011 à Toulon avait enthousiasmé un public pas forcément habitué des salles de concert. On a pu lire sur ODB Opéra à propos de cette soirée : "Je n'y connais pas grand chose en art lyrique mais elle m'a émue aux larmes. Son Casta Diva était bouleversant"; "même en concert, la tragédienne peut vous plonger au cœur du drame le plus poignant"; "magnifique et tellement grâcieuse dans son attitude".
Le public de ColineOpéra est en grande partie composé de personnes motivées par l'aspect caritatif mais qui sont au final conquis et émus par l'impact émotionnel unique d'une grande voix lyrique en salle, sans micros, sans artifices. Est-ce que vous chantez différemment pour ce public qui ne se définit pas forcément comme étant mélomane, et votre public habituel ?
June Anderson : J’aime beaucoup quand quelqu’un vient me voir à la fin en me disant « je n’étais jamais allé à un concert ou à l’opéra mais ça m’a beaucoup touché ». Si je peux servir à établir un lien entre l’opéra et un nouveau public, j’en suis très contente. C’est aussi important que de continuer ma relation avec mon public.
Anh Tuan Nguyen : Vous chantez désormais souvent à l'Opéra de Liège. Vous y aborderez en juin 2012 Manon de Jules Massenet. C'est un rôle plutôt insouciant, de jeune fille qui réagit de manière intuitive, sans se poser des questions existentielles comme Norma. La Salomé de Strauss que vous avez chantée à Liège en juin 2011 partage cet aspect destructeur et amoral. Qu'est-ce qui vous attire aujourd'hui dans ces rôles qu'on pourrait qualifier de "lolitas fatales" ?
June Anderson : On ne m’avait jamais proposé Manon. C’était en fait une réponse à une question qu’on m’avait un jour posée « quel rôle j’avais toujours voulu aborder mais qu’on ne m’avait jamais proposé ». C’est un rôle que j’avais appris il y a longtemps en espérant le faire mais ça n’est pas arrivé. Aujourd’hui, j’ai tout fait pour convaincre l’Opéra de Liège que c’était trop tard mais ils ont insisté !
J’aime beaucoup le personnage de Manon. C’est un peu comme dans Autant en emporte le vent : l’héroïne n’est pas quelqu’un de très gentil mais on lui pardonne à cause de ses qualités. Avec la tragédie, elle devient encore plus intéressante. De plus, c’est écrit comme une comédie musicale, avec un travail très intéressant sur la prosodie française.
C’est pareil pour Salomé : je n’aurais pas accepté de le faire en allemand, où la langue est pleine d’angles, alors que le français arrondit le texte. Strauss a beaucoup changé la ligne vocale lorsqu’il a réécrit la version française.
Anh Tuan Nguyen : A part Manon, quels rôles aborderez-vous dans le futur ?
June Anderson : C’est un scoop : je vais voter républicain… en interprétant Pat Nixon au Châtelet dans Nixon in China ! Lorsque j’ai annoncé ça à ma famille où l’on est tous démocrates, je leur ai demandé de s’asseoir avant de leur annoncer que l’on avait acheté mon vote !
Ce sera aussi un plaisir de retrouver Sumi Jo qui est adorable et avec qui j’ai déjà chanté.
Anh Tuan Nguyen : C’était dans quoi ?
June Anderson : C’était un concert avec Kent Nagano où nous avons donné la scène finale du Chevalier à la Rose.
Anh Tuan Nguyen : C’était au Canada il y a quelques années ?
June Anderson : Oui, dans un festival qui n’existe plus, à cause de toutes les difficultés financières qui sont survenues.
Anh Tuan Nguyen : Merci beaucoup pour votre temps et votre disponibilité. Je rappelle à nos lecteurs vos rendez-vous en France avec ColineOpéra : deux récitals d'opéras avec orchestre, à Gaveau le 16 novembre et à l'Arsenal de Metz le 26 janvier prochain.
Concerts donnés au profit de La Chaîne de l'Espoir, La Fondation MVE et Toutes à l'école.
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Interview réalisée en 2011 par Anh Tuan Nguyen, pour ColineOpéra et ODB Opéra
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